jeudi 31 mars 2016

Héritage(s): Cruyff, l'amour du génie

Le footballeur néerlandais fut l’architecte du jeu moderne, le révolutionnaire total.


Tristesse. Né à Amsterdam, mort à Barcelone. Certaines épitaphes prennent parfois des détours symboliques et laissent à ceux qui les récitent un arrière-goût de nostalgie à chaque mot prononcé. La mort de Johan Cruyff, la semaine dernière, à l’âge de 68 ans, a réveillé en nous quelque chose qui tient plus de la philosophie que de la mythologie, comme si cette disparition du génie du football mondial appelait à la réflexion la plus intense sur ce sport même, en forme d’hommage modeste, forcément modeste, par ceux qui exercent la pensée à la fidélité ou qui aiguisent la fidélité par la pensée. Car, avec Cruyff, le football n’était pas du football et le sport autre chose que du sport. Ce que le Néerlandais emporte avec lui, ce n’est pas son monde propre, unique et brillant, c’est aussi un peu le nôtre, celui que nous avons construit depuis quarante ans et qui épousa de tous temps un peu de ses empreintes. L’ampleur de notre tristesse dit l’irremplaçable. Et depuis quelques jours, notre mémoire se brouille à son évocation. L’idole absolue des années 1970, à l’Ajax d’Amsterdam puis à Barcelone, avant de devenir le plus grand entraîneur de tous les temps, n’était pas qu’une icône à l’esthétique et à la technique uniques en leur genre, mais bien, par-delà les travers d’une personnalité atypique, l’un de ces penseurs qui rendent la vie meilleure et donnent sens aux actions collectives les plus banales. Bien sûr, il ne s’agit là que de sport et de ballon rond, et les raisons ne manquent pas de nous détourner de ce spectacle outrageant de puissance communicative et de fric capté par quelques mains, penser qu’il n’est plus qu’un théâtre désenchanté, l’antre piétiné d’une humanité de contrebande hantée par la légende mythifiée de héros de pacotilles transformés en produits survitaminés.

mercredi 30 mars 2016

La rue, la grève... contre la loi Travail

Le 31 mars au soir, après la journée de grèves et de manifestations, forçons le premier ministre à comprendre que les jeux ne sont pas faits -et même à comprendre tout le contraire.
 
N’en déplaise à certains, les mouvements sociaux ne se commandent pas à distance et ne trouvent pas leur énergie performative dans des injonctions venues d’en haut. Ils possèdent une vie propre, une autonomie singulière qui puise dans le moment ses raisons, ses colères et même ses enrichissements agrégés à sa force collective. Ceux qui tentent de comprendre ce qui se passe contre la loi travail feraient bien d’y réfléchir avec sérieux, car le mouvement social dont il s’agit, qui grandit et laboure la société française dans ses tréfonds, a dépassé le stade de l’effraction et devrait prendre une tournure spectaculaire, ce jeudi 31 mars, à l’appel des organisations de salariés et de jeunesse.

Violence(s): comment devient-on djihadistes?

Quand l’«État islamique» tente de mettre en place une vision théologique, ceux qui s’en revendiquent en sont loin.

Succession. Les heures graves appellent parfois des questions simples. Combien de temps? Oui, combien de temps faut-il à des sociétés démocratiques pour encaisser les chocs inouïs, dépasser l’émotion et les tétanisations légitimes, et enfin s’autoriser ce petit pas de côté qui permet de retrouver collectivement le chemin de la pensée, du sang-froid, de la lucidité en tant que nécessité absolue ? Depuis les attentats de Bruxelles, qui nous ont projetés de nouveau, nous Français, dans nos propres hantises, nos esprits éprouvés de tristesse, de colère, de peur sont sommés de n’avoir pour seul horizon que la guerre permanente, l’état d’urgence, pour ne pas dire la vengeance avec sa part d’aveuglement, et la certitude de voir nos libertés rognées pour si longtemps que nos esprits s’épuisent à en imaginer les conséquences à long terme. La succession des séquences qu’il nous est donné de vivre depuis janvier 2015 porte en elle tout ce que nous redoutions de sidérations, d’amalgames et de fantasmes mêlés. Voilà pourquoi nous refusons les lignes droites toutes tracées, en particulier concernant l’une des principales interrogations: comment devient-on djihadiste? Ou plus exactement: quel chemin conduit au djihad et à la furie du terrorisme, quand on est héritier de l’immigration, Français ou Belge, de la deuxième ou troisième génération? Autrement dit: quel est le point de basculement vers cette «conversion» absurde et nihiliste, qui pousse des jeunes souvent sans histoire à entrer dans une sorte de logique meurtrière, les conduisant au passage à l’acte le plus terrifiant que nous puissions imaginer, ou à émigrer dans un pays en guerre qu’ils ne connaissent que par la propagande véhiculée sur des réseaux sociaux, pour y mourir la plupart du temps? Ceux qui pensent détenir une seule explication devraient commencer par se taire.

dimanche 20 mars 2016

Etats-Unis-Cuba: après le réchauffement, stop à l'embargo !

Au fond de nous, la conviction est forte que le revirement des USA à l’égard d’un gouvernement cubain longtemps diabolisé, agressé, est une victoire pour Cuba, et une défaite cuisante pour tous les prédécesseurs d’Obama.
 
Les moments d’histoire projettent toujours les mêmes effets que les soleils de printemps : de la lumière incandescente qui illumine le présent; des ombres portées qui projettent sur l’horizon un halo d’incertitudes. Ainsi en est-il de la visite de Barack Obama à Cuba, tellement attendue et si importante que son caractère historique ne se discute en rien. La présence sur l’île du président américain restera dans le mémorandum diplomatique du début du XXIesiècle comme l’un des actes fondateurs d’un monde que nous voudrions croire différent. Après un demi-siècle de relations tumultueuses, depuis la baie des Cochons et la révolution des Cubains se dressant contre l’empire colonial qui ravalait l’île au rang de vulgaire dépotoir mafieux et de bordel des États-Unis, une page se tourne, et avec elle s’ouvre un nouveau chapitre que nous devons autant à la volonté de Barack Obama qu’à celle de son homologue cubain, Raúl Castro, qui n’aura pas ménagé sa peine pour permettre que l’impossible soit dépassé. Voilà un peu plus d’un an que Cuba et les États-Unis ont amorcé un rapprochement diplomatique, jusqu’à la réouverture de leurs ambassades respectives. Gagnant-gagnant, n’est-ce pas?

samedi 19 mars 2016

Amen(s): l'Eglise de France face à la pédophilie

L’affaire de Lyon débute à peine. Les révélations sur le silence volontaire et l’inertie des responsables du diocèse de Lyon nous en disent long. Et s’il n’y avait pas que des cas isolés, mais bien des pratiques systématiques, à une échelle bien plus vaste?

Le cardinal Philippe Barbarin.
Briser. Qui a côtoyé de près les institutions de l’Église sait que les affaires graves se règlent toujours de deux manières. Primo: soit dans l’intimité de la famille ecclésiastique, au plus près des intérêts de ceux qui guident le chemin vers la foi, puisqu’ils sont les représentants de la parole divine et incarnent physiquement le sacré vénéré, qu’à aucun prix nous ne saurions remettre en cause. Secundo: soit directement dans le secret avec le Très-Haut, dans un tête-à-tête que rien ni personne ne doit perturber ou influencer. La parole confinée d’un côté; la prière de l’autre. Rideau. Qui a vu Spotlight, le prodigieux film de Tom McCarthy récemment oscarisé, qui relate dans le détail le combat d’une équipe de journalistes du Boston Globe pour briser l’obstruction de la hiérarchie de l’Église catholique concernant les affaires de pédophilie au sein du clergé local, sait ce qu’il en coûte de s’attaquer à ce qui, en apparence, ne peut être attaqué moralement, étant la morale même. Voilà ce qui arrive aux victimes d’un prêtre du diocèse de Lyon. Une sorte de chemin de croix.

mardi 15 mars 2016

Nouvelle séquence pour la Syrie ?

Aussi dramatique et paradoxal que cela puisse paraître, la stratégie de Moscou, qui vient donc d’annoncer son retrait militaire, semble ouvrir la voie à une nouvelle séquence de négociations politiques.
 
Nous penserons ce que nous voulons de l’intervention russe en Syrie, de ses objectifs avoués et inavouables, sans parler de son soutien à peine voilé puis plus distant envers Bachar Al Assad… Un fait reste pourtant tangible: le fragile «apaisement» que nous constatons depuis la trêve scellée entre les forces du régime et celle de l’opposition non djihadiste, sous l’égide des États-Unis et de la Russie, est dû en grande partie à la démonstration de force de l’armée russe. Aussi dramatique et paradoxal que cela puisse paraître, la stratégie de Moscou, qui vient donc d’annoncer son retrait militaire, semble ouvrir la voie à une nouvelle séquence de négociations politiques. Cette fois, ce ne sont plus seulement Vladimir Poutine ou Barack Obama qui le (ré)clament, mais bien certains protagonistes clés. Hier, par exemple, le Haut Comité des négociations (HCN) de l’opposition syrienne a officiellement déclaré qu’il n’était «pas contre» des discussions directes avec le gouvernement syrien, estimant que la décision de Poutine de réduire la présence militaire russe était «de nature à ouvrir à la voie à un règlement du conflit». Après cinq ans et près de 280.000 morts, ce genre de propos paraît inespéré. Prenons-le comme tel. D’autant que les enquêteurs de l’ONU ont salué, toujours hier, ce qu’ils appellent une «baisse significative» de la violence et l’espoir «d’une fin en vue». Comment ne pas s’en réjouir, avec la prudence requise?
 

dimanche 13 mars 2016

Parole(s): être encore quelqu'un...

De quoi parlent les gens «d’en bas»? D’humiliation…

En bas. C’était samedi dernier, jour de marché dans une petite sous-préfecture de province (quel odieux mot, n’est-ce pas, même pour un jacobin de cœur), à l’heure du café au coin du zinc, place centrale, avec jets d’eau et cris d’enfants, puis dans un salon de coiffure transformé, comme il se doit, en agora publique, le propre de ces endroits où la parole se libère à condition de la susciter. Panel assez éloquent, quoique limité en nombre. Un homme au chômage, un autre en intérim, un troisième membre du Parti socialiste local trimant dans une petite entreprise du cru, une femme précaire, deux-trois jeunes. Brochette représentative d’une France dite «d’en bas», comme l’affirment encore certains, car ils se croient tout là-haut, sur des sommets que personne n’envie vraiment – mais le savent-ils? Devant le bloc-noteur, les héritiers du labour ou de l’usine cherchent leur geste d’ici-et-maintenant, comme jadis, cette manière séculière qui toucherait l’âme du peuple au cœur, car ce peuple se reconnaissait dans ce geste et cette manière. Ce geste était celui des ouvriers, des gens de peu, ceux que les nouveaux maîtres de la pensée méprisent profondément. Quant aux paroles de ces moins-que-rien, soumis aux aléas du «marché de l’emploi» (ça, c’est odieux), elles claquent dans le silence imposé comme autant de vérités toujours bonnes à entendre avec lucidité. Nous ne pouvons aimer ce que sont ces gens, nous ne pouvons même les défendre de toutes nos forces sans la perception presque sacrée de leur vie réelle, sans collecter ces défis qu’ils lancent à la société tout entière.
 

samedi 5 mars 2016

Primaire(s): exercice de dialectique appliqué au moment politique

Une chose est sûre: ne laissons pas le Front de gauche se déliter, se rabougrir et au final dépérir.
 
Débat. Connaissez-vous la loi de Murphy? Loi empirique vérifiable et vérifiée pour les uns, adage du plus sommaire exercice pour les autres, elle stipule que «s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie». En ce moment politique où tout est permis, le meilleur comme le pire, sachant que le pire tient plutôt la corde, ayons le courage de poser les bonnes questions, simplement, directement, sans chercher à les édulcorer, puisque la gauche, la vraie gauche s’entend, se cherche un nouvel avenir et les moyens d’y parvenir en tentant de conjurer cet éternel recommencement: un bel espoir suivi d’une immense déception. Ainsi tout le monde en parle, alors parlons-en, de cette primaire à gauche qui provoque fièvres, dissensions et polémiques à n’en plus finir. Les deux premières questions seraient donc les suivantes. La primaire est-elle une machine redoutable à enterrer les questions de fond? La primaire est-elle une arme efficace et collective pour retrouver le chemin d’un projet réellement de gauche? Autant le dire, le débat s’avère d’ores et déjà tellement clivé qu’une troisième question, pourtant assez légitime, paraît pour l’heure impossible à suggérer, alors qu’elle découle mécaniquement des deux autres: y a-t-il une possibilité que la «vérité» se situe entre les deux?
 
Réversibles. Le bloc-noteur, comme la majorité d’entre vous sans doute, ne sait pas très bien, pour l’heure, où porter son regard avec la radicalité qui sied d’ordinaire à ses actions réfléchies, et quand bien même ce serait le cas, il n’y aurait aucune honte à avouer que ses doutes écrasent, pour l’instant, ses certitudes.