vendredi 3 novembre 2017

Mâle(s)-élevé(s)

«Libéralisme sexuel» et «libéralisme économique», main dans la main?
 
«Jouir.» Ainsi donc, chacun y va de son étonnement plus ou moins avoué. À commencer par les hommes eux-mêmes – écoutez vos entourages réciproques –, qui se connaissent décidément mal. Beaucoup – pour ne pas dire une ultramajorité d’entre eux – disent ne pas en revenir des chiffres qui, jour après jour, se publient dans les journaux concernant le harcèlement sexuel et plus largement les violences faites aux femmes. Au travail, dans la rue, surtout dans le cercle familial ou amical. Partout, en somme. Le sondage de référence le plus récent, réalisé par Odoxa, montre que 53% des femmes interrogées affirment en effet avoir été victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles, sachant que, pour les moins de 35 ans, la proportion s’élève à 63%. Des chiffres terrifiants : nous parlons de la France! La parole se libère enfin et, dans le flot de cette libération sans précédent –même en préservant une distance critique et d’analyse requise–, nous constatons, atterrés, l’ampleur de l’hypocrisie profondément ancrée dans les mentalités hexagonales. Chaque signe d’ignorance feinte, mieux que des démonstrations ou des «preuves», acte le non-dit généralisé, le retard culturel et politique dont nous souffrons collectivement, même si la «tolérance sociale» paraît diminuer à l’encontre de ces agissements délictueux, comme en témoignent les évolutions de traitement des «affaires» successives (Polanski, Strauss-Kahn, Baupin, Weinstein…). Les «porcs» que dénoncent les femmes, ce sont leurs maris, leurs frères, leurs fils, leurs amis, leurs collègues, leurs supérieurs hiérarchiques, au point que nous puissions douter qu’une seule femme n’ait jamais subi les assauts – quelle qu’en soit la forme – de prédateurs. Et s’il existe forcément des prédatrices qui usent parfois de leur position dominante, au moins un trait commun les relie dans leur volonté de consommer à tout prix: «jouir sans entrave», comme on dirait «consommer sans entrave». La société étant ce qu’elle est devenue, beaucoup ont écouté au pied de la lettre l’injonction paradoxale des soixante-huitards. Et pour cause.
 
Fabrique. Le bloc-noteur force volontairement le trait. Tout comme la romancière canadienne Nancy Huston, ce qui facilite la tâche. «Il est essentiel de repenser l’éducation des enfants – dès tout-petits, oui, dès avant la cour de récré – mais surtout à l’approche de la puberté», écrivait-elle dans le Monde du 31 octobre. Mais elle ajoutait ceci: «Comment y parvenir alors que notre société est “allumeuse” à un point sans précédent dans l’Histoire… Les industries du cinéma, de la publicité, des jeux vidéo, des armes à feu, de la beauté, de la pornographie, du régime, etc., manipulent nos désirs et nos besoins innés (celui des filles d’être belles et celui des garçons d’être forts) et les transforment en addictions. (…) Le laisser-faire économique n’a pas fait grand-chose d’autre que de démocratiser le droit de cuissage. (…) La seule chose libre là-dedans, c’est le marché.» Et elle commence très tôt, la fabrique à «pouf» (celle qu’on peut consommer tel un objet) et à «porc» (celui qui voit la femme en butin libre accès). Réussir, pour une fille, c’est provoquer le désir. Réussir, pour un garçon, c’est posséder l’objet de son désir. La machine à conditionnement érigée par le monde marchand fonctionne à plein régime. Au modèle culturel patriarcal s’additionne désormais un modèle d’acculturation, où l’on mélange la notion de libre arbitre, à savoir le respect de la liberté de la personne, avec celle de «sa» liberté individuelle, autrement dit «sa» liberté de consommer sans limites. Des générations de mâles-élevés… D’ailleurs, pourquoi y aurait-il des «limites» à la sexualité pulsionnelle, récréative et mécanique, puisque, dans la rue, sur les écrans et au travail, nous sommes conviés à son exaltation? Les modes de consommation de masse maximisent le plaisir dès l’enfance à coups de «je veux, si je veux, comme je veux». Rien ne s’arrange par les temps qui courent. De là à penser que «libéralisme sexuel» et «libéralisme économique» marchent main dans la main…
 
[BLOC-NOTES publié dans l’Humanité du 3 novembre 2017.]

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